"Les apocalypses de Jack Kirby" de Harry Morgan et Manuel Hirtz

Publié le par Fred Tréglia

Lorsqu'un livre sur Jack Kirby paraît, c'est un événement heureux pour les comics et l'art en général. Mais lorsqu'il s'agit d'un livre novateur et ambitieux, à vocation universitaire, c'est une occasion à ne pas manquer. Et globalement ce livre est une réussite pour ce qu'il se propose de faire : une analyse utilisant les sciences de la littérature (celles de la "stripologie") pour décrypter l’œuvre. 
Malgré tout, on peut s’interroger par moment sur la démarche des auteurs... 
Ce livre s'articule sur plusieurs parties. 
1/ La partie historique, assez réussie, reste pourtant vague et imprécise, omettant quelques points importants. Quelques exemples : 
p.12 : La pègre n’était pas seulement une influence cinématographique pour Kirby. Il a été lui-même confronté aux hommes de main des gangs, lorsqu’il était enfant. Il raconte ces faits dans des interviews et également dans un épisode du Captain America’s Bicentennial Battles (où il se dessine en jeune vendeur de journaux à la criée). Kirby aurait même été tenté par ce style de vie facile et assez courant dans le Lower East Side de l'époque.
p.14 : Concernant le gigantisme dans l’œuvre de Kirby, il faut se rappeler sa petite taille (au moins par rapport à Joe Simon) et imaginer la surcompensation (tant dans ses rêveries que dans ses réelles bagarres de rues) qu’elle a induite dans son milieu difficile. 
p.24 : les Kid Gangs ont surtout été mis à la mode par le cinéma B, avec les films des Dead End Kids (ou East Side Kids) des années 1935-39. Ces films rassemblaient différentes communautés de façon angélique, pour lutter contre un mal commun (la misère sociale ou la 5e colonne).... Comme dans les films de Besson. 
Pour la note 10 : Kirby n’a dessiné que les Splash pages de Young Allies 1.
p.26 : “Ne gomme pas, tu perds de l’argent !” était, selon Mike Ploog, le leitmotiv de Will Eisner.
Dans la note 15 : la première splash page à l'intérieur d'une histoire provient de "Ivan The Terrible", publiée dans Captain America Comics 4. 
p.31 : Note 23 : la collaboration (au début sporadique) de Kirby à Atlas débute dès décembre 1956 avec Astonishing 56 (donc plus tôt que décembre 1958).
p.36 : Pour une analogie encore plus frappante entre les Challengers et les FF, lire l’introduction au 2e volume des rééditions DC, écrite par John Morrow et comparant Challengers n°3 à FF 1 (l’histoire “ Menace of the Invincible Challenger ”, racontant le retour sur Terre d’un Rocky “ super-héroisé ”, après avoir été frappé par les rayons cosmiques). 
p.40 : Dans les années 50, Atlas a pourtant essayé de revenir aux super-héros (avec Young Men # 24-28)… sans succès.
p.55 : le 12e épisode original de New Gods a été publié dans The Jack Kirby Collector # 46.
 p.57 : Pour l’origine de Kamandi, ne pas oublier l’histoire “ The Last Enemy ” d’Alarming Tales 1 (septembre 1957).
p.61 : Si Klarion l’enfant-sorcier est un “ trickster ” relativement sympathique (ce qui est effectivement peu fréquent chez Kirby), c’est que le King l’a créé à partir d’un jeune fan de San Diego nommé Barry Alfonso.
p.70 : Les premiers numéros de Captain Victory constituent un ensemble cohérent, car il s’agissait d’un projet de film. La série se poursuivra de façon plus chaotique, malheureusement (malgré l’idée intéressante de filiation avec les New Gods).
Petit saut jusqu'à la p.121 : Les comics de SF n’ont pas vraiment décliné après le milieu des années 50. Pour s'en convaincre,  en 1959, la course à l'espace démarrait aussi dans les comic books : Race for The Moon, le strip Sky Masters ou encore Captain Video...
Une petite erreur (p.146) : l'intermède sur Thor (dans Journey into Mystery 90-100) a plutôt été assuré par Joe Sinnott (5 numéros) que par Don Heck (3 numéros).
Un regret, cette partie historique se focalise beaucoup sur les séries Marvel, en oubliant des histoires importantes ("Mother Delhila" de Boys’ Ranch, par exemple). 
Mais plus important (p.72), un oubli de taille dans cette partie historique : la collaboration de Kirby aux dessins animés Hanna-Barbera, DePatie-Freling et surtout Ruby-Spears ! Dommage, car cela illustrait à merveille le propos de la deuxième partie du livre. 
Autre point, les opinions personnelles des auteurs interfèrent quelquefois avec les faits historiques  présentés :
p.48 : “ Il est permis de préférer Thor même aux FF ”… Oui, mais il y a malheureusement Vince Colletta !p.30 : Affirmer que Kirby manquait d’humour paraît hasardeux. Le fait qu’il manie mal l’ironie est indiscutable (cf : Funky Flashman). Mais l’humour se décline sous d’autres formes que l’ironie seule... 
Pour preuve (p.58), Kirby a fait lui-même du Funny Animal, avec "Lockjaw the Alligator" et “ Earl the Rabbit ” dans Punch & Judy Comics
p.75 : Si Destroyer Duck est un projet aberrant, c’est surtout à cause de Steve Gerber (paix à son âme). Pour s’en convaincre, lire Stewart The Rat ou les Defenders, avec les épisodes traitant du cerveau baladeur de Kyle Richmond, transplanté dans le corps de Bambi !!! Quant à Kirby, il était doué pour la parodie. Pour s’en convaincre : "This is a Plot?" (FF Annual 5)
D’autre part, cette partie historique semble attribuer à Kirby une conscience et une maîtrise exagérées de son œuvre, loin de toute contingence extérieure. Par exemple : 
p.11 : L'impact des “ contraintes éditoriales ” sur la créativité de l'artiste paraît trop minimisé…  Pour donner un seul exemple, il suffit de se rappeler que ce sont les problèmes de distribution rencontrés par certains éditeurs (Atlas, Mainline...) qui causèrent la mise à la porte des artistes et l’avènement du “ Work for Hire (ou carrément la fermeture de la compagnie dans le cas de Mainline). Les contraintes éditoriales ont donc souvent des conséquences dramatiques sur la créativité artistique.
p.42 : Le fait que les FF n’aient pas d’uniformes de super-héros (et passent pour des monstres) était volontaire de la part de Marvel. Il s’agissait de ne pas effrayer DC, son propre distributeur (via Independent News) en montrant qu’ils suivaient la tendance super-héros amorcée par Justice League. Encore une contingence éditoriale !
p.44 : La “ fan attitude ” a également eu son importance, changeant la donne, concernant le système de distribution. Lorsque le fandom s’organise (grâce aux succès des Marvel Comics) dans les années 65-66, les jeunes passionnés volent les colis de comics destinés aux drugstores pour les revendre dans les premières conventions. Les drugstores s’en moquent : ils ne payent le distributeur que pour ce qui est vendu en boutique et il n’y a pas de retours. C’est le distributeur qui en fait finalement les frais quand il doit payer l’éditeur (et ce dernier, ne  recevant plus son argent, rompt ses contrats avec lui). C’est une des raisons expliquant l’avènement du Direct Sales. La "fan attitude" est donc une contingence importante… 
p.67 : L’analyse des Eternals est un peu sommaire et ne tient pas compte des “ contraintes éditoriales ” : la série a un excellent début, mais très vite, on perçoit une rupture (à partir de l'épisode 14, celui du faux Hulk). En fait, une polémique lancée dans le courrier des lecteurs par Ralph Macchio (#4), dénigrant la série pour ses libertés prises par rapport à la continuité Marvel provoqua la colère de Kirby, puis un déclin d’intérêt de sa part pour la série.
Pour terminer, le rôle des collaborateurs de Kirby, que ce soient Simon ou Lee, est systématiquement minimisé dans cette partie historique. 
p22 : Un oubli : S & K sont embauchés en 1941 comme directeurs des publications de Timely pour donner une couleur éditoriale précise aux revues. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les Marvel Mystery 1 à 11 (avant S &K, notamment l’épouvantable “ Electro, Marvel of the Age ”), réalisés pas le Sweat Shop de Jacquet. L’influence graphique et narrative de S & K a donc été importante chez Timely. La formule sera d’ailleurs reprise par Stan Lee, remplaçant S & K sur le poste, après leur départ. 
Un ressentiment anti Lee est même décelable de la part des auteurs. 
p.38 : “ les compléments verbaux de Lee alourdissent et abêtissent ”, opinion personnelle discutable. Le dialogue avec les fans et les cross-overs sont l’œuvre de Lee (p.43) et constituent un des aspects importants de la révolution Marvel. 
p.48-49 : Le phrasé shakespearien de Thor vient de Lee.
p.50-52 : Les histoires de Thor sont l’œuvre de Kirby et Lee. Le storyline de Thor # 160-162 avec Galactus, modifié profondément par Lee, en est un bon exemple. Donc l’affirmation “ Thor est l’œuvre la plus personnelle de Kirby ” semble discutable. Les œuvres personnelles de Kirby sont chez DC : ce sont les séries du Fourth World.
Bien sûr, Lee a souvent signé des scénarios de façon abusive (p.53) : toutes les co-créations avec Kirby, bien sûr, mais aussi certaines histoires de Captain America dans Tales of Suspense (#63-65), directement recyclées des Captain America Comics de S & K. 
 Le défaut évident de Kirby à la fin de sa carrière, c'est qu’il était mauvais directeur de collection (editor) de ses titres (p.75). C’était un créateur, mais il lui fallait une ligne éditoriale avec des garde-fous (ce que faisaient Stan et Joe)…  
2/ A l'issue de cette partie historique, une tentative est faite - sur trois pages ! - pour attribuer l’unique paternité des récits Marvel à Kirby, et ce en employant l'outil des figures et des motifs narratifs. Et c'est là que le bât blesse… Les auteurs du livre souhaitaient visiblement ne pas s'encombrer de Simon et de Lee, afin d'étudier Kirby sans entraves. Leur technique - intellectuellement discutable - a donc consisté à induire dans la partie historique précédente que l'artiste était un "système isolé" : isolé du tissu social et professionnel qui l'entourait, loin des "contraintes éditoriales", sans ingérences des fans et surtout de ses collaborateurs (pour cela, il suffisait d’affirmer qu'il n'avait pas de réels collaborateurs). 
En plus, la méthode employée ici est inadaptée. 
- D'abord parce que l’influence de Kirby est telle que ses motifs narratifs et ses figures ont été repris par une multitude d’artistes ces dernières décennies. La même analyse conduite sur des comics publiés dernièrement prouverait que Kirby est toujours vivant et qu’il travaille encore dans l’industrie du comic book ! 
- De plus, la présence de ces motifs et figures dans son œuvre ne présument pas de l’absence de ceux d’autres collaborateurs (de Lee par exemple). Et les caractéristiques stylistiques de Lee n’ont pas été recherchées dans cet ouvrage… Or, une analyse thématique sérieuse conduite par Earl Wells dans le Comics Journal # 181 (octobre 1995) conclut d’une façon radicalement différente sur la paternité de Marvel : le positivisme inhérent à la House of Ideas (absent des titres DC de Kirby) est bien de Lee !  Donc les outils du livre (au demeurant adaptés pour décrire l’œuvre) ne conviennent plus pour en démontrer l’origine. 
La situation s’avère complexe, quand il s’agit d’une collaboration aussi organique que celle de Lee et Kirby… Pour résoudre cette énigme, un autre moyen d’investigation a fait ses preuves : la comparaison des pencils (avec les notes de marges de Kirby) aux pages dialoguées par Stan (ce qui est très sommairement expliqué dans le livre p.79, sans qu'il y ait de visuels qui faciliteraient la compréhension du lecteur... pour des problèmes de droits ?). Ce travail a été réalisé par Mike Garland dans sa série d'articles "A Failure to Communicate", parue dans le Jack Kirby Collector. Et malgré le nom du magazine, les conclusions sont beaucoup plus circonspectes que celles des "Apocalypses" : Kirby n’est pas le seul inventeur du Marvel Universe, mais son co-créateur, le narrateur des histoires imaginées par Lee et lui-même. Rendons à Stan ce qui est à Stan (sa direction des publications, ses pitchs aussi rapides soient-ils, ses dialogues décalés, ses points de vue modifiant le sens original donné par Kirby, ses bidouillages éditoriaux ...). Donc, pas besoin de "casser" Lee pour démontrer que Kirby racontait bien les histoires... 
3/ Passées ces deux premières parties, on aborde le chapitre vraiment intéressant du livre, avec l'analyse proprement dite. On y découvre les outils utilisés par les sciences de la littérature et leurs applications directes sur l'œuvre de Kirby. Et c'est sur ce point que le livre est une vraie réussite. L'étude des figures archétypales, des toposcopes… est excellente. 
p.100 : Une étude fine du découpage de la page 1 des FF en dit long sur les raccourcis et l'idiosyncrasie de Kirby (même si le script de Stan Lee, heureusement peu détaillé, existe encore et infirme un peu le propos des auteurs).   
p.103 : Concernant les "toposcopes", il est évident que les lieux n'intéressaient Kirby que moyennement, car c'est l'action qui s'y passe qui prime. D'une façon générale, les détails ne le passionnaient pas (ce que l'on voit par l'inconsistance de ses crayonnés concernant les costumes de certains personnages, Thor notamment).
La partie "chronoscope" est également très intéressante, malgré une omission importante : celle des “ instantanés ” choisis par Kirby dans ses cases, “ instantanés ” représentant le climax de la scène (un style que Kirby a magnifié tout au long de sa carrière et qui a été suivi par de nombreux artistes). Particularité de l’association Lee / Kirby, ces “ instantanés ultimes ” connaissent, grâce aux dialogues de Stan d'une longueur parfois surréaliste, un étirement anormal. L’effet produit est double, oscillant entre l’angoisse métaphysique (une déchirure de l'espace-temps traditionnel, comme chez David Lynch) et la parodie iconoclaste.
Malgré tout, certaines parties analytiques (p.112-116) sont un peu trop "sciences de la littérature" par leur verbiage complexe (la physiologie, métamorphose et réduplication...), accouchant de conclusions somme toute évidentes… 
4/ Une quatrième partie s'intéresse à la structure du mythe et donne de nouvelles pistes intéressantes, notamment celle du Gnotisme, référence certainement inconsciente chez Kirby. Certains rapprochements faits par les auteurs sont plus spéculatifs (comme celui de la philosophie de la mythologie de Schelling), car Kirby n'a probablement jamais eu conscience ou connaissance de tels systèmes de pensée. Malgré tout, ces explications en valent bien d'autres et ont le mérite de pouvoir englober les autres (notamment, celles relatives à l'Arbre de vie et aux Sephiroth de la Kabbale juive)…
5/ Une partie plus grand public et très bien documentée (merci Bernard Joubert !) sur les publications de Kirby en France achève cet ouvrage, avec un historique bienvenu sur la censure et un index synthétique des parutions dans notre pays (pour un listing complet, lire Strange 9bis).  
Cet ouvrage est donc une réussite incontestable pour sa partie analytique. On comprend enfin objectivement les motifs communs à cette œuvre gigantesque et fondatrice. Cette étude donne enfin à Kirby le lustre universitaire qu'il méritait et démontre à tous que la Geek Culture, c'est aussi une Culture et de l'Art (surtout, actuellement, avec les prix exorbitants atteints par les planches originales du King). 
Malheureusement, ce livre n'est pas la fête escomptée (et ce n'est pas son vocabulaire universitaire parfois difficile qui en est responsable). Une fois passée sa partie analytique et scientifique, il ne se raccroche plus à rien : une réelle partie historique (ne se contentant pas de donner chronologiquement les faits, mais les expliquant, par les "contraintes éditoriales" et humaines) lui fait défaut. Ce livre dévoile donc les mécanismes physiologiques d’une œuvre, en faisant abstraction du créateur dans son environnement... et cela, comme on l'a vu, pour simplifier la démonstration.
Par conséquent, le propos désincarné ne satisfera pas vraiment le lecteur sensible à l'œuvre prodigieuse et à la vie malmenée du King. Kirby n'était pas seulement "une force qui va", loin des contingences de ce monde... Il avait beau avoir une vision, être un immense travailleur (avec plus de 25 000 planches sur l'ensemble de sa carrière), c'était aussi un homme simple, "un professionnel qui nourrit sa famille"... et accessoirement la grande victime (tout au moins, la plus médiatisée) de l'industrie des comic books. Cet aspect humain manque au livre. D'ailleurs, les expériences fortes vécues par Kirby et qui bouleverseront son œuvre (son enfance pauvre, la guerre en France...) sont à peine évoquées dans l’ouvrage, les auteurs s'affranchissant de cet aspect "trivial". 
 Les auteurs s'affranchissent aussi de toute référence au Kirby Estate, ce qui est regrettable à plusieurs niveaux : 
- le livre utilise une vignette de "Street Code", sans citer le Copyright au Kirby Estate (ni à Simon & Kirby d'ailleurs, pour les Romance comics).
- il traite de façon très rapide l'un des points les plus intéressants (et les plus explicatifs) du succès Marvel : celui de la Marvel Method. Il aurait fallu comparer les Pencils et les planches finies… et comme les pencils sont la propriété du Kirby Estate !
- mais surtout, quand on connait Kirby comme à l'évidence les auteurs le connaissent (ce livre est visiblement un travail d'amour), on sait bien que la seule façon de rendre à Kirby ce qui lui appartient en grande partie, c'est de citer sa plus importante place forte : le Kirby Estate (dont s'occupe Lisa Kirby, sa propre fille). 
Dans la même logique de désincarnation (ou peut-être "d’individualisme affectif" de la part de ses auteurs), le livre omet systématiquement de mentionner les recherches menées par la communauté internationale (notamment par les collaborateurs du Jack Kirby Collector). Curieux pour un livre à vocation universitaire… Dommage, car « Les apocalypses » va dans la bonne direction et ses conclusions analytiques apportent leur pierre à l'édifice.
Jean Depelley 

Publié dans Univers Comics

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S
<br /> Fan de comics en Français.Je cherche un receuil de la cote des comics passé et présent.Pour avoir une estimation exacte en fonction de l'état!Ou puis-je trouver svp un tel ouvrage?Merci.<br /> <br /> <br />
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